Défense de la Basse de Viole contre les entreprises du Violon et les prétentions du Violoncelle

La viole était à proprement parler un instrument aristocratique dont l’étude faisait partie de l’éducation artistique d’un gentilhomme, au même titre que le luth, le clavecin et le chant. Elle était utilisée principalement dans la musique sérieuse, dans les milieux éduqués, contrairement au violon, qui n’était employé à ses débuts que par des musiciens professionnels et des ménestrels pour la danse et les divertissements. Certains n’appréciaient pas les “entreprises de violon et les prétentions du violoncelle”

Défense de la Basse de Viole contre les entreprises du Violon et les prétentions du Violoncelle
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Extraits du livre de Hubert Le Blanc, docteur en droit, Paris 1740

La Divine Intelligence, parmi plusieurs de ses dons, avoit distribué aux Mortels
celui de l’Harmonie. Le Violon étoit échu en partage aux Italiens, la Flûte aux
Allemands, le Clavecin aux Anglais, et aux Français la Basse de Viole.
L’Empire de la Viole étoit fondé et puissamment établi par le Père Marais, qui
soutenoit les assauts que venoient livrer à la France les Romains, les Vénitiens,
les Florentins et les Napolitains. Forqueray le Père, un autre Sélim Premier, venoit d’ajouter à l’Empire, autant qu’il y avoit auparavant. Mais le Ciel se plait à confondre les projets d’ici bas.
Sultan Violon, un Avorton, un Pygmée, se met en tête d’en vouloir à la
Monarchie Universelle. Non content de l’Italie son partage, il se propose
d’envahir les Etats voisins, de rayer du nombre des Acteurs de Musique la Basse
de Viole, et de s’établir sur sa ruine. Voici la route qu’il tint pour la procurer.
Attaquer la Viole, parler plus haut qu’elle en même tems, lui sauter dessus le
corps : Sultan Violon l’auroit fait volontiers s’il n’eût été besoin que de cela
pour la surmonter, mais il falloit donner bien des combats.
Le Violon, qui n’étoit pas Sultan alors, aborde humblement le Clavecin et le
Violoncelle, et leur dit :
« Beaux Sires, le premier de vous a déjà un établissement auprès des Dames,
que lui procurent les Pièces de Couperin, l’autre est relégué chez les enfans de
chœur où il n’a que leur touché délicat pour tout flatté.
Il ne tiendra qu’à vous, l’un de faire fortune, et le premier d’augmenter la
sienne. Je vous propose de vous associer à moi.
Avec les Sonates, Duetti et Trio, je veux anéantir tous les Concerts
Asthmatiques, et tarir une bonne fois pour toutes, la source de ces expressions.
Ah ! Je ne suis pas en main. Eh ! Je ne me suis jamais senti moins d’humeur,
pour les Pièces, surtout de Viole, Moi, Violon. »
Rempli de ces pensées, il dicta l’Affiche à placarder dans Paris, et ne fut que
trop exaucé. Les affiches annonçoient un Plaisir résultant de l’assemblage de ce
qui étoit le plus excellent : Flûte, Violon et Violoncelle, non seulement de Paris,
mais de delà les Monts, et par delà la Mer. La salle immense fut remplie ; on
étoit accourus de tous côtés, au Concert qui fut nommé spirituel.
Pendant que le Violon joua, on cria au miracle.
« Le beau Son ! Qu’il est rond ! Quelle beauté dans cette voix claire du Violon
qui est entre l’Argentine, et le Son d’Or ! »
Il se fit admirer comme il ne l’avait pas fait du tems de Lully, où les coups
d’Archet étoient hachés, et le coup de hache marqué à chaque mesure.
Ici, on ne démêloit ni le tiré, ni le poussé. Un Son continu se faisoit entendre
qu’on étoit maître d’enfler ou diminuer, comme la voix.
Le Violon se trouva propre à exciter les grandes passions, comme la Le
Couvreure, déclamant tout Racine, et une partie du grand Corneille ; et la Viole,
avec son tendre, fut jugée bonne à exprimer les Bergeries de Racan, ou des
Elégies.
La Viole après qu’on eut fait tant d’entreprises pour la desservir, sans qu’elle en
sût rien, pendant son absence, retourna d’un voyage tel que le fait Junon dans
l’Illiade.
Elle ne tarda pas à être informée du détail de tout ce qui s’étoit passé pendant
son absence ; elle s’en courut chez Forqueray le Père.
Forqueray répondit qu’il entroit dans une peine plus grande que celle d’Achille,
lorsque se trouvant sans armes, il se voyait pressé par Thétis, de secourir le
corps de l’infortuné Patrocle.
« Quel moyen de se résoudre à produire le mérite de la Viole et de le faire sentir,
lorsqu’on affecte de donner pour Champ de bataille, la vaste concavité d’une
salle énorme en grandeur, où il est impossible qu’elle eût la force de poumon de
fournir ? »
La Viole ne put éviter d’essuyer le mortifiant de se trouver devant la salle, où
l’on devoit faire un troisième Concert spirituel.
La Viole s’étoit vue favorisée par le Roi Louis XIV, et le Monarque Louis XV
avoit fait cas de sa jouissance. Le souvenir lui restoit encore de la douce épreuve
de s’être senti délicieusement passer par dessus l’Archet Royal.
Falloit-il, au sortir de tant d’avantages, tomber dans le néant ? Quelle chute !
Y en eut-il jamais une pareille ?
« La chute de Phaëton, et celle de Vulcain, sont-ce, disoit la Viole, autres que
foibles images de la mienne. »
Dame Basse de Viole arrêta Sultan Violon comme il alloit entrer au Concert
Spirituel. Elle avoit bonne envie de s’entretenir avec lui. Mais Don Violon se
montra intraitable : il affecta d’inviter la Viole d’entrer avec tout le Gracioso
dont il est susceptible, ajoutant :
« Madame, quand on est charmante comme vous l’êtes, on l’est partout et en
tous lieux. »
La Basse de Viole refusant d’entrer, dit au Violon :
« Beau Sire, je ne m’attendois pas à discuter mon Droit, comme une Harangère à
la porte. »
Les Seigneurs et grandes Dames, qui venoient au Concert, prenans plaisir au
différend, y prêtèrent aussi volontiers l’oreille qu’ils eussent fait à la Musique.
« Quoi ! reprit la Viole, nous laissera-t-on confondre la force de poumon, avec la
bonté des raisons ? »
Il s’éleva un grand cri d’applaudissement.
Le Violon en fut outré de dépit, et recourut aux injures contre la Viole.
« Madame la Boîte à perruque de grand étalage, et de peu d’effet, entre la
grosseur de votre ventre et le Son qui en sort, se trouve la proportion gardée
entre la Montagne dans les travaux de l’enfantement, et une Souris dont elle
accouche : à l’opposite, il sort du mien, qui a les qualités contraires au vôtre, un
Son prodigieux, en petit volume d’instrument. »
« Parmi les Animaux, répartit la Viole, le Loup emporte l’Agneau au fonds des
forêts, et puis le mange, sans autre forme de procès. »
« Le Lion, de quatre parts à choisir, en prend seulement quatre. »
« Ces mauvais exemples vous ont gâté le jugement. Mais vous avez beau faire,
ni la raison du plus fort ne sera la meilleure dans la Simphonie, ni la fausseté ne
sera de recepte en Musique.
Oui, vous, Violon, avec tous les avantages d’un Son mâle que vous avez, vous
ne devez néanmoins point effacer les charmes de l’Harmonie femelle qu’a la
Basse de Viole. »
Les Seigneurs et les Dames furent surpris de cette expression, et remirent au
prochain Concert à en éclaircir la distinction.

 

Thèse faite sur ce sujet à l’université de Canterbury

https://ir.canterbury.ac.nz/handle/10092/7464

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